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Textes & Publications

Texte de Louis Doucet, critique d'art et commissaire d'exposition, 2025

Caroline Kennerson

Le microcosme et le macrocosme sont construits exactement selon le même plan, et dans le microcosme, nous ne connaissons qu’une partie, la partie centrale. Nous ne connaissons ni le subconscient, ni le superconscient. Nous ne connaissons que le conscient.

Swami Vivekananda

 

Ce n’est qu’en 2024 que j’ai redécouvert le travail de Caroline Kennerson dont je n’avais, jusqu’alors, vu que de temps à autre, des productions isolées. Sa série Chœur, qu’elle exposait lors de la session d’automne de macparis, illustrait, une fois de plus, son intérêt de longue date pour les aspects invisibles de la vie, empruntant des images au milieu médical ou scientifique, qu’elle combine avec des structures imaginaires, issues de son expérience personnelle, subvertissant ainsi les notions d’échelle, d’intérieur et d’extérieur. 

Devant les grands dessins verticaux – près de trois mètres de hauteur – de cet ensemble, se terminant en rouleau au sol, comme pour marquer leur incomplétude à moins que ce ne soit un clin d’œil à l’art japonais, le spectateur ne saurait dire, a priori, s’il s’agit de macrocosme ou de microcosme, de la voûte céleste ou d’un bouillon de culture… Il se trouve ainsi, si l’on en croit le mystique hindou cité en exergue de ce texte, dans cette partie centrale, celle de la conscience, tenaillée entre subconscience et superconscience. Si l’on s’en tient au monde occidental, ses travaux feraient écho à la réflexion d’Angelus Silesius : « Dans un grain de sénevé, si tu veux bien le comprendre, se trouve l’image de toutes les choses supérieures et inférieures » ou encore au silence effrayant des espaces infinis  de Blaise Pascal et à ses considérations sur le minuscule ciron, cet acarien du fromage.

Certaines des pièces de la série Chœur sont réalisées sur du papier japonais contrecollé sur une écorce, support éminemment périssable. Qu’il s’agisse de productions sur papier ou sur bois, l’artiste déclare travailler, dans une attitude contemplative, à rendre visible ce qui nous échappe. Elle se pose ainsi en véritable émule de Pascal : « Que l’homme contemple dans la nature entière dans sa haute et pleine majesté. » Elle associe des formes invisibles à l’œil nu, réelles mais insoupçonnables, avec d’autres plus familières, encourageant le spectateur, déstabilisé par cette très freudienne inquiétante familiarité – das Unheimliche –, à ralentir, à s’arrêter, à prendre son temps, à sortir de sa zone de confort perceptive, à créer des associations entre ces images dont la rencontre n’est peut-être pas aussi fortuite qu’il pourrait le penser…

Caroline Kennerson procède soit par juxtaposition soit par hybridation d’éléments des mondes animal et végétal pour faire surgir, révéler – au sens photographique de ce mot – des relations et des similitudes insoupçonnées, mais pourtant latentes dans l’inconscient collectif, entre des éléments du vivant. Ceci explique leur aspect souvent dérangeant, dans la mesure où l’artiste remet en cause de fausses certitudes fortement ancrées chez chacun d’entre nous. 

La série Khoros trio, 2025, prolongement de Chœur, relève du premier mode en rapprochant trois éléments appartenant à des règnes différents. Ici, par exemple, une morille, une cellule cancéreuse en état de dormance et l’arbuste communément appelé pelote d’épingles, ailleurs un neurone, une cellule végétale et un champignon. Ce sont des dessins sur de petits disques de plâtre qui évoquent les boîtes de Petri, leur conférant ainsi une connotation scientifique et expérimentale. L’hybridation est de rigueur dans les dessins de la série Hybride, 2024-2025. On y découvrira, par exemple, un Arbre-squelette, 2024, ou un Arbre-neurones, 2025. De nouveau la confrontation du microcosme et du macrocosme…

Je vois, dans ces associations d’images entretenant des affinités formelles, comme une transposition, dans le monde de la biologie, du Bilderatlas Mnemosyne d’Aby Warburg qui proposait une histoire comparative de l’art basée uniquement sur des rapprochements d’images collectées çà et là. À l’instar de son aîné, en mettant en évidence et cultivant les ressemblances, Caroline Kennerson suscite des interrogations sur les rapports entre les règnes du vivant humain, animal, végétal, minéral…

Ces préoccupations ne sont pas récentes, chez notre artiste. Déjà, en 2018, dans sa série Se mettre au vert, elle gravait des motifs végétaux sur d’anciennes radiographies au sel d’argent rétroéclairées, préalablement découpées en cercle, comme, plus tard, les tondi de Khoros trio. On pouvait ainsi découvrir À l’ombre des jeunes filles en fleur, des grains de pollens de géranium gravés sur une radiographie de crâne d’enfant, Automne malade, la surface d’une feuille, vue au microscope, mettant en évidence ses poils, sur une radiographie de crâne humain, ou La dame aux camélias, une coupe de tige de camélia sur une autre radiographie de crâne humain… L’imagerie scientifique était déjà, pour elle, un moyen de révéler l’invisible en générant de nouvelles formes plastiques. Il ne s’agissait pas, ici, de microcosme, mais des images de notre propre intériorité, de notre intimité corporelle, suscitant, par leur beauté formelle, un phénomène d’attraction mêlée de répulsion, d’admiration et de répugnance… une nouvelle manifestation d’inquiétante familiarité, déjà mentionnée, devenue prégnante dans ses travaux.

Plus récemment, la série In Memoriam, combine des ossements animaux trouvés dans la nature avec des éléments végétaux. Ainsi, la colonne vertébrale d’un squelette de faon, combinée avec une plante cueillie dans le voisinage immédiat du lieu de sa découverte, plantée dans un pot de fleur, donne naissance à une très dérangeante proposition. Plus tôt, Articulation, 2022, juxtaposait un os collecté dans la forêt à un morceau de bois affectant une forme voisine, les deux étant gravés de motifs à l’encre de Chine. Il en résultait une profonde ambiguïté sur la nature des deux composantes de cette étrange sculpture. 

Au-delà du memento mori, ces œuvres illustrent le cycle de vie et la notion de régénérescence, mais aussi, dans leur biodégradation, l’interdépendance des espèces animales et végétales. Tout comme ses grands dessins de la série Chœur, ces œuvres – et beaucoup d’autres chez Caroline Kennerson – figurent sa vision de la biocénose, l’ensemble des organismes vivants coexistant dans un écosystème donné, leurs organisations et interactions. Dans cette nouvelle génétique, créée de toutes pièces, on voit une claire incitation à transposer ces notions à notre échelle, à plonger dans notre intime mais, aussi et surtout, à repenser notre rapport à l’Autre, à mettre en évidence l’interdépendance vitale des divers constituants de notre humanité. La sensibilisation à l’altérité reste toujours centrale chez notre artiste…

J’ai évoqué l’ambiguïté cultivée par Caroline Kennerson dans ses productions. Par exemple, le dessin Sans titre, fleur, 2018, peut être aussi interprété comme figurant une danseuse, émule et suiveuse de Loïe Fuller. Ailleurs, ceux de la série Respire, 2020-2021, peuvent indifféremment se lire comme la transposition d’une radiographie pulmonaire humaine ou comme la représentation d’un lichen, extraite d’un improbable atlas de botanique. L’artiste revendique haut et fort cette démarche qui n’a rien de confusionnel : « L’ambiguïté dans mes dessins me permet une ouverture vers l’imagination […] C’est aussi une invitation au spectateur à y voir complètement autre chose et à emmener les choses ailleurs, dans son univers personnel. Une fois cette ouverture posée, on peut l’appliquer un petit peu partout et laisser divaguer son imagination. J’essaie aussi de provoquer l’émerveillement par la minutie du dessin et par la richesse des détails. »

Dans les œuvres de Caroline Kennerson, la fragilité est érigée en valeur cardinale, notamment dans ses fines céramiques, comme Je suis végétal 1, 2023, biscuit figurant une feuille de rhubarbe sur laquelle est gravée une hélice d’un ADN à identifier. Ces œuvres et beaucoup d’autres soulignent en effet la vulnérabilité de toutes les formes du vivant et incitent ceux qui les admirent à en prendre soin, même des plus banales, celles du quotidien. Et l’artiste d’ajouter : « D’où une prise de conscience de la fragilité du monde et de la nécessité d’en prendre soin. À l’heure du bouleversement climatique et des transformations qu’il a sur les milieux naturels, [m]es œuvres nous engagent à regarder avec humilité les formes minuscules et à considérer avec respect les interactions entre le végétal, l’animal, le minéral, la vie sous terre et dans la mer. » 

La glorification de l’altérité, que nous avons déjà relevée, fait écho, dans le titre de l’œuvre que nous venons de mentionner, à l’injonction Je est un autre de Rimbaud. Caroline Kennerson la fait sienne, notamment quand elle déclare : « Il est nécessaire de se décentrer de soi-même et de s’ouvrir à l’autre et j’ai envie de partager ce besoin avec le spectateur. Il m’importe de souligner la nécessaire humilité de la place de l’homme parce qu’on s’est souvent mis au sommet de la pyramide. C’est pourquoi je souligne les interconnexions, le fait qu’on n’est rien sans les autres. On ne respire pas sans les végétaux, on ne vit pas sans le reste du vivant. Ce qui nous remet un petit peu à notre place, dans l’écosystème global, inverse un petit peu la hiérarchie, voire la supprime. » D’où son intérêt pour les choses ordinaires, sa volonté de mettre en évidence la beauté dans le banal, celle qui échappe à la plupart d’entre nous. En la décontextualisant, elle provoque ce choc d’inquiétante familiarité, dont j’ai déjà fait état. 

Il s’agit aussi d’un appel à une certaine modestie, à cette humilité souvent invoquée par l’artiste, dont Angelus Silesius, déjà cité, déclarait : « L’humilité est le fond, le couvercle et le coffre dans lesquels les vertus se trouvent et sont enfermées. » Celle-ci se double d’une patience – plusieurs mois pour réaliser un grand dessin de la série Chœur – aux antipodes de l’instantanéité superficielle des œuvres vides de sens de beaucoup trop de plasticiens de notre temps, plus faiseurs que penseurs… Patience et lenteur qui font de ses productions des mémoriels de plusieurs temporalités : celle de la collecte des matériaux dans la nature, de leur stockage en attente d’une possible utilisation, de leur (s)élection, de leur longue observation, de leur prise en compte dans un minutieux dessin… puis d’une invitation à une lente lecture – une dégustation, pourrait-on dire – par le regardeur. Elle déclare ainsi : « Je porte une grande attention à l’objet observé, ce qui active la possibilité de m’immerger, de faire corps avec la forme que je dessine. J’invite par ailleurs le spectateur à ralentir, à poser son regard. Plus le dessin va être minutieux et riche, plus il va être invité à s’arrêter et à prendre le temps d’en découvrir les différents détails. » 

Dans sa série la plus récente, Adventices, 2025, dessins qui convoquent de nouveau la couleur, Caroline Kennerson représente un spécimen végétal sous plusieurs points de vue, comme pour une planche d’un atlas botanique. Il s’agit toujours, dans sa démarche, de valoriser la banalité de choses modestes que tout le monde ignore ou néglige. Pour réaliser ces œuvres, elle a encré de fragiles feuilles de papier de Chine, puis les a fait sécher sur de l’herbe ou sur des arbres, avant de les froisser et de les imprégner de nouveau de couleurs, jusqu’à ce que le motif se confonde avec son environnement. Une fois repassée, la feuille nous confronte à un support doublement mémoriel : il conserve la trace de son sujet et de son biotope, mais aussi du long processus qui lui a donné naissance. Nature, végétation, environnement, hybridation, modestie, fragilité, mémoire, intervention humaine, émerveillement, souci des autres… la plupart des ingrédients des œuvres de notre artiste se trouvent ainsi réunis dans ces derniers travaux…

Caroline Kennerson se plaît à citer Jean-Luc Nancy : « Le corps est l’extension de l’âme jusqu’aux extrémités du monde, jusqu’aux confins du soi, l’un dans l’autre intriqués et indistinctement distincts, étendue tendue jusqu’à se rompre. » Nous mener jusqu’à ce point de quasi-rupture, telle est la gageure, réussie, de cette plasticienne qui nous interpelle avec tact, sensibilité, discrétion et intelligence. 

J’ai convoqué, dans ce texte, plusieurs mystiques de religions et de sensibilités différentes : Swami Vivekananda, Angelus Silesius, Blaise Pascal… Ce n’est pas un hasard car, sans le moindre doute, le travail de notre artiste s’inscrit dans une très platonicienne mystique panthéiste, laquelle irrigue notamment, depuis des siècles, la philosophie, la littérature et la poésie de langue allemande. Elle déclare d’ailleurs volontiers : « Lorsque je dessine, je m’oublie et entre dans une sorte d’autohypnose. » Transposant la déclaration du grand poète Friedrich Hölderlin, je parle de mystères, mais ils le sont, on pourrait dire de Caroline Kennerson : elle dessine des mystères, mais ils le sont…

Louis Doucet, août 2025

 

 

 

 

Entretien avec Pauline Lisowski, 2025

Artiste jardinière, critique d'art - chercheuse, curatrice

 

Caroline Kennerson développe une attention aigüe aux éléments naturels qui happent son regard lors de marches, notamment dans la région des Alpes dont elle est originaire. Durant ses randonnées, elle glane des fragments, des traces d’une vie passée, qu’elle garde précieusement et les assemble pour reconstituer un nouvel être hybride. En dessinant sur des écorces, elle tisse des liens avec le végétal et elle renoue avec le paysage parcouru tout en donnant à lire les interdépendances entre les différentes espèces. À l’atelier, les images scientifiques l’inspirent et l’incitent à s’interroger sur les relations entre les vivants qu’ils soient humains, végétaux ou animaux. L’artiste se nourrit des recherches scientifiques et compose de nouvelles formes, des images ambivalentes, un maillage d’organismes, des hybridations, des curiosités : une invitation à regarder de plus près chaque être vivant, à s’en approcher, à s’émerveiller et à s’interroger sur le cycle de la vie. Face à ses dessins sur supports chargés de mémoire et à ses céramiques, nous pouvons entrer dans un moment de contemplation, de méditation face à la beauté des formes naturelles. D’où une prise de conscience de la fragilité du monde et de la nécessité d’en prendre soin. À l’heure du bouleversement climatique et des transformations qu’il a sur les milieux naturels, ses œuvres nous engagent à regarder avec humilité les formes minuscules et à considérer avec respect les interactions entre le végétal, l’animal, le minéral, la vie sous terre et dans la mer. 

De quelle manière l’imagerie scientifique et médicale t’inspire-t-elle et comment l’utilises-tu pour développer un nouvel imaginaire de formes ?

L’imagerie scientifique est un moyen de révéler l'invisible. Elle génère de nouvelles formes plastiques. Celles-ci révèlent des choses avec lesquelles on vit et dévoilent notre intériorité qu'on ne connaît pas ou mal. Ces images me fascinent pour ce qu’elles disent de nous-mêmes. Elles m’inspirent pour inventer d’autres façons de représenter le monde. Ces images m’intéressent pour leur étrangeté et le fait qu’elles soient proprement liées à notre intimité. Elles sont déroutantes car elles nous répugnent alors qu’elles sont souvent d’une grande beauté. Ce contraste entre attraction et répulsion se retrouve dans le vocabulaire formel avec lequel je jongle. Celui-ci me permet de mettre en relation des éléments qui ne sont pas du tout liées dans la réalité afin de sensibiliser à la ressemblance entre les différents vivants.

En cultivant les jeux de ressemblance entre les règnes du vivant animal, végétal, minéral, humain, tes travaux suscitent l’émerveillement et l’interrogation. Quelles lectures, découvertes et questionnements nourrissent ta pratique artistique au quotidien ?

La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben, ouvrage de vulgarisation, sorti en 2017 a été fondateur de ma pratique. J’ai pris conscience des faits auxquels j'étais déjà sensible : l'arbre n’est pas seulement un être immobile. Les arbres communiquent entre eux et de façon plus surprenante avec d’autres règnes comme les champignons avec lesquels ils interagissent et échangent. Ces révélations scientifiques ont participé à mon envie de sortir exclusivement du corps humain et du corps animal. Je me suis alors mise à relier le travail que j'avais fait précédemment sur le vivant animal au vivant d'une manière beaucoup plus globale en incluant le végétal, les champignons et les lichens, etc. J’ai ainsi commencé à faire des recherches sur l'imagerie scientifique. J’ai été fascinée par la beauté de ces images et par cette ressemblance extraordinaire entre ce qu'on considérait être très éloigné de nous autant qu’un arbre peut être de l’humain. Ces découvertes ont nourri mon travail artistique. J’ai ensuite lu les livres de Francis Hallé, de Marc-André Selosse et de tout un tas d'autres qui sont venus enrichir mes réflexions.

En ce moment je suis en train de lire un livre du philosophe Olivier Remaud qui parle de la montagne comme d'un être vivant et de la similitude entre la montagne et la mer. J’y ai trouvé un écho parce que je travaille aussi sur le monde sous-marin si loin de là d’où je viens. Je m’interroge alors beaucoup sur cette attirance pour ce milieu. Ce livre m’offre ainsi des réponses possibles à travers le fait que la montagne a d’abord été mer. 

Les cellules buissonnières de Lise Barneoud bouscule toutes nos croyances sur notre identité. Celui-ci nous explique à quel point je est pluriel, c’est-à-dire que nous ne sommes pas seulement constitués de nos cellules, d’un seul ADN, mais qu'on est habité de tout un microbiote. J’ai fait alors immédiatement le rapprochement avec les arbres que l’on a pris pour des individus avant de découvrir qu’ils sont de véritables écosystèmes. Notre microbiote n'est pas seulement quelque chose en nous. Il va influer sur notre personnalité. Mes croyances ont été secouées, mon individualité questionnée et je réalise que « je » est un « nous », que nous sommes chacun d’entre nous constitués d’une véritable multitude symbiotique, ce qui questionne fortement notre individualité.  

Les travaux, notamment ceux de la série Chœur, associent des formes invisibles à l’œil nu, tel un répertoire de celles-ci, de manière à nous laisser libres de créer mentalement des associations entre elles. En quoi ces œuvres sont pour toi fondatrices d’une recherche sur les mystères du monde vivant, sur ce qui échappe à notre regard ?

Dans la série Chœur, je commence à travailler sur l'égalité entre le végétal et l'animal. Le végétal était déjà apparu dans les gravures sur radiographies, avec la série Se mettre au vert notamment, mais là, il prend de plus en plus de place. Je commence à cataloguer la biocénose du vivant, notamment dans un grand dessin qui fait un peu plus de 3 mètres de haut. Ce dessin peut potentiellement se prolonger à l'infini puisqu’il se termine en haut et en bas par des rouleaux.  Celui-ci incarne une tentative de représentation tautologique du vivant, de son immense diversité et des similitudes entre des choses. Les lectures citées précédemment prennent forme plastiquement dans ce dessin à travers les recherches d'imageries scientifiques qui sont publiées librement. Je tends ainsi à rendre visible ce qui nous échappe. Ma pratique longue et lente du dessin m’amène à une posture contemplative. Le spectateur peut en faire l’expérience et se perdre dans ce labyrinthe d'images.

Ton travail artistique part d’une expérience de promenade, attentive aux roches et aux éléments naturels, témoins des caractéristiques géologiques et géomorphologiques du lieu. De quelle façon tes récoltes d’éléments t’amènent-elles à honorer la nature et à mettre en lumière la beauté des formes naturelles ?

Le cheminement m'intéresse car quand on chemine on ne va nulle part, il n’y a pas de but. D’ailleurs, quand je marche en montagne, je ne regarde pas le paysage, je regarde ce qu’il y a juste au-dessous de mes pieds, par terre, les petites choses. Je photographie ce que j’observe, une macro d'un champignon, d'un lichen, d’une branche, etc. Je mets ce cheminement physique dans la montagne en parallèle avec le cheminement mental de pensée qu'on retrouve dans la démarche artistique. Je cherche également à révéler la beauté dans le banal. En passant, la majorité des gens ne vont même pas les voir, c’est pourquoi je les sélectionne pour les présenter dans un autre contexte. Dans mes balades, j'essaie de m'arrêter sur des choses qui vont me parler à ce moment-là, qui ne vont peut-être pas me parler plus tard ; que je ne vais peut-être pas utiliser. Je les récolte, les mets de côté et attends de voir ce que ça donne. Ce sont des éléments qui vont me faire penser à autre chose ou auxquelles je vais trouver un intérêt par leur matière, par leur forme, par leur côté tactile, par leurs couleurs…

Comment passes-tu des récoltes vers la sculpture ou vers l’installation ?
J’ai grandi à Chamonix, là où la nature est grandiose. C’est peut-être un des paysages les plus forts de France. Ce paysage est aussi le plus grand marqueur du changement climatique parce qu'on voit presque de jours en jours, les glaciers reculer, la montagne s'écrouler, la forêt mourir. J’y perçois une beauté à couper le souffle, d'une puissance énorme et quelque chose d'une tristesse immense, qui ne peut que bouleverser et sensibiliser au changement climatique, à la fragilité de la nature. Nous avons également toujours récolté en famille : une pratique qui est entrée petit à petit dans ma démarche artistique.

Dans ta série In memoriam, à partir de fragments d’os trouvés et réagencés, tu redonnes une certaine vie à ces éléments… Quel regard portes-tu sur ces traces de présences animales dans un lieu exploré ?

Trouver un os en forêt est très rare, surtout à Chamonix car les choucas brisent les os et donc la plupart du temps ils disparaissent. Lorsque je trouve un os, j’ai l’impression qu’il s’agit d’un cadeau envers lequel j’ai une sorte de responsabilité. Une vie s'est arrêtée, qui a tout rendu à la nature, les insectes ont récupéré tous les nutriments, ce qui pouvait être récupéré et il ne reste vraiment que les os nettoyés. Le fait de les prélever n'impacte pas le lieu. À partir du moment où je prélève, ramasse, je considère avoir une responsabilité envers eux. J’en fais entre autres des colliers qui ne révèlent leur véritable matérialité qu’au moment où l’on s’en approche. D’où cette confrontation entre ce qui est à l'intérieur et qui peut repousser, rebuter et la beauté véritable de ces fragments. Ces petits disques intervertébraux sont couverts de dessins assez fascinants. J’ai eu également l’envie de donner une nouvelle vie à ces ossements et surtout de leur donner un nouveau statut. La notion de cycle de la vie est importante parce que cet animal qui est mort, va permettre la vie d'autres espèces d'insectes, de plantes en se dégradant. Cette pièce fait ainsi songer à un memento mori. On y retrouve aussi la notion d'interdépendance, fil rouge de mon travail.

Dans tes derniers dessins, la représentation de l’arbre, de ses ramifications rejoint celle des cellules. En quoi la technique du dessin te permet-elle de créer des correspondances et des analogies entre des éléments de différentes échelles ? 

Le dessin est intéressant parce qu'il permet de manipuler la vérité comme on veut. Il permet de changer la taille, de l’allonger, de l’étirer, de l’épaissir à l’infini. Il permet aussi de créer, de rapprocher un peu les ressemblances quand il y a besoin, notamment pour transformer une branche d'arbre en axone. Depuis un neurone, je crée ce lien visuel qu'on retrouve à travers toutes les notions de réseau qui traversent toutes les échelles et tous les règnes, qu'on retrouve un peu partout dans le vivant. Le dessin m’amène aussi à retrouver quelque chose d'un peu archaïque, de traditionnel par opposition aux images scientifiques qui sont très technologiques, à revenir à quelque chose qui est plus proche de l'humain et du vivant, de la main, tout en gardant l'apport scientifique de ces images.
Lorsque je dessine, je m’oublie et entre dans une sorte d’autohypnose. Cette pratique provoque en moi un bien-être et relève d’une nécessité, d’un besoin corporel. La question de l’apprentissage est aussi présente. Autrefois, les élèves en médecine devaient dessiner les corps et les organes pour les comprendre. Effectivement quand on regarde une image et qu'on l'analyse, on ne l’intègre pas de la même façon. Alors que quand on la dessine, on porte sur elle une autre concentration. C'est un peu comme si les choses entraient à l'intérieur de nous, à travers le trajet de la main qui en a suivi chaque ligne. C’est pourquoi on acquiert une meilleure compréhension de ce que l’on a dessiné. 

Le dessin est par ailleurs un langage universel, il permet d'échapper aux mots et à la langue, de communiquer avec tout le monde sans limite, d'autant plus que les mots transforment et orientent. Cette technique engendre la réunion de choses comme si c'était naturel, comme si l'arbre et les neurones fonctionnaient ensemble normalement, ce qui est absolument absurde et surréaliste. Le dessin suscite cette illusion-là. 

Le temps long est à l’œuvre dans ta pratique artistique, celui de la marche, de l’observation, du dessin. Quelle relation perçois-tu entre l’attention aux formes végétales et minérales et la patience que tu cultives en les dessinant avec grande finesse ?

Plusieurs temporalités vont s'entrecroiser : d’abord le temps de la promenade qui est lente. J’ai aussi ce besoin de laisser décanter et d'oublier. Après le travail de l'oubli, il ne reste que l'essentiel. Les choses qui m’ont marquée sur le moment ne seront souvent pas réinvesties, travaillées plastiquement, que plusieurs mois ou années après. Je pense que ce moment de latence entre les deux est important pour que les éléments superficiels s’évaporent et qu'ils laissent apparaître l'essence. Dans le temps long du dessin, il y a comme un respect, un besoin. De plus, cet espace méditatif permet une minutie et une patience, nécessaires au dessin chirurgical, d’autant plus lorsque je dessinais avec des loupes.
Je porte une grande attention à l'objet observé, ce qui active la possibilité de m'immerger, de faire corps avec la forme que je dessine. J’invite par ailleurs le spectateur à ralentir, à poser son regard. Plus le dessin va être minutieux et riche, plus il va être invité à s'arrêter et à prendre le temps d’en découvrir les différents détails. 

De quelle manière joues-tu avec les particularités et les textures des supports que tu emploies pour dessiner ?

Le support est vraiment important dans sa matérialité. J’ai d’abord commencé à travailler avec de vieilles radiographies au sel d’argent, sur un support plastique. Je me tourne actuellement vers des supports plus naturels jusqu'à être sensible à la qualité particulière d’un papier. Il y a des papiers avec lesquels je n’arrive pas à travailler parce qu'ils sont trop lisses ou trop froids. J'ai besoin que le papier soit fibreux, qu’il soit irrégulier, qu'il ait des qualités particulières qui vont raisonner avec le dessin et qui vont l’amplifier, qu’il ait une âme. Les plâtres ont aussi ce côté fragile, velouté un peu comme une peau de pêche. Cette matérialité touche l'œil qui la ressent comme une caresse. C'est un support de sens. Quand je dessine sur les écorces, ces dernières vont représenter le végétal dans son ensemble tandis que le dessin va être uniquement centré sur l’animal puis uniquement sur les animaux vivant au même endroit que l’écorce. Cette réunion des règnes se donne notamment à voir, par juxtaposition du dessin et de l’écorce. L’écorce est aussi un fragment d’arbre, elle représente cet être singulier et multiple, mais aussi l'histoire d'un lieu. C'est également une topographie qui est dessinée dans les corps. L’écorce révèle un temps de l'arbre, qui nous dépasse.

Ton travail avec des éléments naturels sur le vivant est parfois en relation avec la réalité du vivant. Que t’apporte le fait d’exposer à l’extérieur ?
Je m'insère dans un lieu qui me donne des contraintes et de celles-ci nait une certaine créativité. Je réagis notamment aux matériaux qui sont sur place. Mes œuvres installées dehors sont souvent éphémères car je ne travaille pas avec des matériaux durables, mais avec des bouts de bois, des écorces, amenés à se dégrader dans le temps et disparaître progressivement. Mes installations sont souvent discrètes et je tends à ce qu’elles fassent partie du lieu sans s’imposer même quand elles sont aussi importantes que l’est Biocénothèque, avec ses dizaines de gros rondins de bois. Ils ont en général été récupérés sur place et y retrouvent donc une place qui pourrait être la leur. 

Tes dessins incarnent une certaine ambiguïté et nous ouvrent les portes vers différents mondes, allant du végétal, à l’animal, au monde terrestre et au monde marin. En quoi l’expérience de l’émerveillement face aux formes naturelles peut-elle solliciter le désir de comprendre et de découvrir au plus près le fonctionnement des cellules et des organismes vivants ?

L'ambiguïté dans mes dessins me permet une ouverture vers l'imagination comme quand je montre une fleur que je prends pour une danseuse. C'est aussi une invitation au spectateur à y voir complètement autre chose et à emmener les choses ailleurs, dans son univers personnel. Une fois cette ouverture posée, on peut l'appliquer un petit peu partout et laisser divaguer son imagination. J'essaie aussi de provoquer l’émerveillement par la minutie du dessin et par la richesse des détails. Rachel Carson disait justement que de l'émerveillement nait la connaissance et l'envie de protéger le monde. En effet, quand quelque chose nous émerveille on a envie de le côtoyer encore, d'apprendre à le connaître, de se renseigner, de l'aimer et de le protéger. J’ai envie d’enclencher toute cette chaîne d’action chez le spectateur. 

Tes œuvres évoquent la fragilité de tout être vivant et aspirent celles et ceux qui les contemplent à prendre soin des éléments naturels qu’elles ou ils rencontrent au quotidien. Quelles sensations souhaites-tu provoquer chez le spectateur ?

Je trouve qu'on est dans une société qui manque de plus en plus d'empathie et de sensibilité à l'autre. Le soin est en réalité en nous dès la naissance, dans la fragilité de notre vie, dans les maladies qu'on rencontre, dans la mort des gens qui nous entourent. La risque de la perte est centrale dans notre vie. Aujourd'hui avec l'écologie, on se rend compte qu'elle est centrale au niveau de la planète. Il est nécessaire de se décentrer de soi-même et de s'ouvrir à l'autre et j’ai envie de partager ce besoin avec le spectateur. Il m’importe de souligner la nécessaire humilité de la place de l'homme parce qu'on s'est souvent mis au sommet de la pyramide. C’est pourquoi je souligne les interconnexions, le fait qu’on n'est rien sans les autres. On ne respire pas sans les végétaux, on ne vit pas sans le reste du vivant. Ce qui nous remet un petit peu à notre place, dans l'écosystème global, inverse un petit peu la hiérarchie, voire la supprime. 

Dans ta récente série des Adventices, tu représentes le végétal sous différents points de vue, une manière de mieux le comprendre et de le donner à voir. Pour celle-ci tu emploies la couleur et le dessin se fond presque dans les nuances colorées. Quel lien cherches-tu à créer entre les textures colorées du support et la précision de ton dessin à la ligne ?

La couleur était très présente dans mon travail artistique avant que le dessin prenne une place centrale et elle revient aujourd’hui mais en s’hybridant au dessin. Cette série des Adventices est venue de cette envie de valoriser le banal qu'on ne regarde pas, comme quand je ramasse une chose en forêt. Elle est apparue en répondant à un appel à projets à partir duquel je devais concevoir une exposition en relation avec le contexte urbain. Dans ce lieu très minéral, il m’était nécessaire de ramener un petit souffle d'air et de végétal. La couleur m’a permis de travailler le végétal et d’apporter un peu de douceur. J’ai encré les fonds dans mon jardin en faisant sécher les feuilles dans l’herbe, sur les arbres. J’ai fait confiance au hasard en froissant le papier wenzhou, en l’imprégnant d’encre jusqu’à ce qu’il se confonde avec son environnement végétal. La couleur permettait d’amener de la vie. J’ai ensuite repassé le papier afin de le remettre à plat pour pouvoir dessiner. Ce papier est très fin, légèrement translucide. Il semble si fragile, et pourtant, il est suffisamment solide pour survivre à toutes ces manipulations.
Ce papier est alors chargé de mémoire, il a acquis une histoire. 

macparis, 2024

Dans ses patients dessins à l’encre et dans ses céramiques, Caroline Kennerson s’intéresse à des aspects invisibles de la vie, empruntant des images au milieu médical ou scientifique, qu’elle combine avec des structures imaginaires, issues de son expérience personnelle, subvertissant les notions d’échelle, d’intérieur et d’extérieur. Devant ses grands dessins, le spectateur ne saurait dire, a priori, s’il s’agit de macrocosme ou de microcosme, de la voûte céleste ou d’un bouillon de culture…
    Elle procède par hybridation d’éléments des règnes animal et végétal pour faire surgir, révéler – au sens photographique de ce mot – des relations et des similitudes insoupçonnées, mais pourtant latentes dans l’inconscient collectif, entre des éléments du vivant. Ce qui peut expliquer leur aspect souvent dérangeant, dans la mesure où l’artiste remet en cause de fausses certitudes fortement ancrées chez chacun d’entre nous.
    Chez Caroline Kennerson, la fragilité est érigée en valeur cardinale, notamment dans ses fines céramiques, par exemple ses feuilles de rhubarbe ou de platane sur lesquelles sont gravés des schémas de la structure d’un ADN à identifier.
    La sensibilisation à l’altérité est aussi centrale dans ses œuvres. Ses grands dessins, comme Chœur, figurent sa vision de la biocénose, l’ensemble des organismes vivants coexistant dans un écosystème donné, leurs organisations et interactions. Une incitation à transposer cette notion à notre échelle, à plonger dans notre intime, mais aussi et surtout à repenser notre rapport à l’Autre, à mettre en évidence l’interdépendance vitale des divers constituants de notre humanité.

Louis Doucet

www.macparis.org

 

Miroirs du vivant, 2022

 

Les plasticiennes Caroline Kennerson et Sophie Lecomte s'intéressent toutes deux au vivant. Elles créent des hybridations improbables associant règnes animal, végétal et minéral pour faire émerger ces fils invisibles qui nous relient. Elles questionnent toutes deux la peau, l'enveloppe comme ce qu'elle renferme, et mettent en résonnance l'intérieur et l'extérieur, le microcosme et le macrocosme pour nous donner à voir ce qui nous échappe et nous constitue. S'inspirant de contes, de mythes aussi bien que d'imagerie scientifiques, leurs oeuvres portent un regard sur notre monde en mutation.

 

Œuvres de patience, elles mènent à l'intime, soulignent la fragilité et l'interdépendance des espèces. Ces univers nous invitent à une réflexion sur notre place dans le monde :  des questionnement qui prennent un écho particulier dans notre contexte actuel.

 

 

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Article dans Le Parisien: 

https://www.leparisien.fr/essonne-91/la-culture-essonnienne-a-rencart-a-chamarande-16-10-2020-8403559.php

 

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Génétique chimérique

 

Caroline Kennerson s’intéresse à la phylogénie interspécifique, consistant en l’étude des relations de parentés entre les espèces vivantes. Au croisement de l’art et de la science, l’artiste crée sa propre génétique, réinvestissant des images médicales (IRM, scanners, radiographies) ou coupes cellulaires observées au microscope, à l’aide de peinture, d’encre, de crayon, de stylo bille, marqueur ou feutre… Aussi l’affect est-il projeté sur l’élément empirique, dans cet art incorporant la fiction à l’imagerie réelle. Concrètement, les jeux avec la représentation scientifique de Kennerson se manifestent par des cellules animales apparaissant sur des radiographies humaines, et réciproquement. Dans ses installations, l’artiste va jusqu’à imiter certains dispositifs scientifiques – c’est le cas de ses négatoscopes muraux, auxquels elle donne une forme ronde. Ses expériences d’hybridation de l’animal et de l’homme, voire du végétal, induisent une volonté de faire transparaître certaines similitudes entre espèces d’ordinaire considérées comme différentes. L’artiste entend aussi révéler non seulement la poésie de ces particules de corps, mais encore leur lien certain avec nos ressentis : dans ses voyages dans l’infiniment petit, Kennerson plonge au cœur de notre chair, questionnant nos mystères et failles les plus enfouis. Elle rappelle qu’à l’instar de notre système cellulaire, dont le fonctionnement échappe encore partiellement à l’homme malgré les progrès de la science, notre réalité profonde, intime, nous est, elle aussi, inconnue. Peut-être est-ce alors par l’expérience de l’altérité, celle du Vivant qui nous ressemble, que nous pourrions découvrir.

Nora Hubert

Art Absolument, Hors Série

61 artistes, Talents à découvrir, 2ème édition

 

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Philogénie utopique,

 

 

La phylogénie (du grec ancien phylon, signifiant « race, tribu, espèce ») est l'étude des relations de parenté entre êtres vivants. Également orthographié philogénie, le terme acquiert une portée philosophique, voire métaphysique, résonnant alors avec ce qui se joue au-delà, par-delà les apparences sensibles.

À travers cette exposition de travaux récents allant du dessin à l’installation, en passant par la sculpture, Caroline Kennerson nous invite à nous pencher, physiquement comme mentalement, sur l’interdépendance des espèces animales (l’homme étant à considérer, aussi, comme un animal particulier) et végétales. Gravant des cellules de poissons ou de rats sur des radiographies humaines ou des cellules humaines sur des radios de chiens, en y associant parfois des cellules de végétaux pour la richesse formelle et suggestive de leurs motifs, c’est en effet des notions d’hybridation, de chimère, de manipulation génétique imaginaire et d’artefact dont se saisit l’artiste, à bras le corps.  

L’artefact semble bien la pierre angulaire de ce travail de minutie, dans la pensée comme dans la réalisation, mêlant subtilement la distance prise avec les représentations médicales au fondement des œuvres et la volonté farouche de pénétrer au cœur même du vivant, de la matière organique, pour en fouiller les secrets autant que la poésie. Art et sciences sont d’ailleurs unis dans ce mot même : l’artefact de l’imagerie médicale permettant de jouer à plein l’artéfact de l’image de l’artiste !

C’est donc le corps qui est ici convoqué, le corps humain, le corps animal, le corps social aussi, par cette interrogation essentielle, douce et violente à la fois, sur ce qui lie et sépare les espèces entre elles. Faire corps, qu’est-ce ? Et qu’est-ce qui fait corps, pour chacun d’entre nous, pour nous tous ?

Les images médicales (IRM, scanner, radiographies) ou coupes cellulaires observées au microscope sont avant tout choisies à la faveur d’association de motifs humain, animal et végétal, l’artiste reprenant à son compte – son conte, aussi – le concept et la figure de l’arborescence, comme le pointe spécifiquement le vocabulaire de la neurologie et plus largement des neurosciences. Le réseau neuronal est en effet constitué de collections de neurones (plusieurs dizaines de milliards dans un cerveau humain) étroitement connectés – on parle de « clique », ce qui n’est pas sans rappeler la troupe ou le troupeau des organisations humaine et animale – et d’espaces vides entre eux (appelés « cavités » ou « clairières », comme le disent métaphoriquement certains chercheurs). Cette organisation complexe, apparentée à une géométrie fractale, l’artiste la redessine à sa guise, contaminant progressivement l’imagerie médicale, la réinventant à l’aide de multiples médiums : peinture, encre, crayon, stylo bille, marqueur, feutre. Les techniques mixtes étant privilégiées pour les petits formats carrés de la série Portraits ou pour un jeu sur la brillance et l’invisibilité selon les angles d’observation pour les Impressions. Ainsi s’agit-il de brouiller l’image, les pistes de perception et de compréhension trop littérales.

Les dispositifs scientifiques sont rejoués, déjoués par l’artiste : elle grave à l’aide d’une aiguille – et l’on sait combien le vocabulaire médical et celui de l’art et de l’artisanat se rejoignent lorsque l’on parle d’aiguille, de couture, de suture, de tissus… – elle recrée des négatoscopes muraux mais de forme ronde ou bien une table rétroéclairée, comme si le plan vertical des cabinets médicaux était ramené à celui de l’observation des boîtes de pétri sur la paillasse horizontale des laboratoires (pour les séries Chimères et Se mettre au vert, notamment), tandis que le dessin, lui, s’observe traditionnellement sur ces deux plans.

Le regard, de l’artiste puis du spectateur, se déplace donc du squelette à l’organe, du crâne aux neurones, de l’os à la cellule des tissus cérébraux, de la nervure à la molécule de chlorophylle, de la structure au remplissage : de ce qui tient, ce qui maintient à ce qui fait matière, ce qui fait corps, en somme.

Le jeu sur les rapports d’échelles, les ordres de grandeurs, est au fondement de la démarche de l’artiste, qui propose, impose une observation de l’échelle 1 au microscopique, autant dire du macro au micro, tant les écarts sont immenses et les repères perturbés.

Un autre trouble notable dans la conception et la production des œuvres concerne les modalités de la gravure dans les pièces de Caroline Kennerson : elle est exécutée de mémoire pour la série du même nom, mais d’après modèle pour toutes les autres, afin d’asseoir la cohérence du discours utopique sur la philogénie, dont le sillon se creuse au fil du temps. La série Bleue comme une orange rassemble ainsi des dessins hyperréalistes d’images de cellules de vitamine C, toujours colorée en bleu par les scientifiques alors qu’elle pourrait parfaitement l’être dans une autre teinte. Partant de cet artéfact du colorant choisi par les biologistes, l’artiste attire notre attention sur le caractère poétique, surréaliste de l’image et de son sens en convoquant dans son titre ce vers de Paul Eluard : « La Terre est bleue comme une orange », tiré du poème intitulé La Terre est bleue, publié dans le recueil L'amour la Poésie en 1929.

Caroline Kennerson compose ainsi un va-et-vient entre magie de l’invention, douce rêverie et réalité crue : celle de l’intérieur des organismes d’habitude pudiquement cachée au regard et à l’exploration pour le commun des mortels, celle de la maladie aussi, de la dégénérescence, du corps en général et plus singulièrement du cerveau. Plonger au tréfonds de soi, dans les entrailles du vivant, c’est toujours toucher à des angoisses profondes, existentielles : la peur de la mort et de l’oubli, de soi, de ce qui constitue notre être, notre humanité aussi. Et comme toujours lorsqu’il est réellement question d’intimité, celle du corps, des corps, il est aussi question de violence ; d’attraction et de répulsion ; de vide et de plein, d’abîme et de plénitude.

En évoquant le développement parfois fou des cellules, voire leur emballement incontrôlable, l’artiste suggère, avec une extrême délicatesse, que l’on est, in fine, toujours et absolument étranger à soi-même, quelle que soit l’excellence d’un niveau de connaissance scientifique et de maîtrise technologique. Ou quand la science, la rationalité ne nous apprennent pas l’essentiel. L’hybridation tiendrait alors lieu de secrète promesse – peut-être pas si utopique que cela – passer par l’autre, ce plus grand étranger encore, pour découvrir une parcelle de soi. 

 

 

 

Aurélie Barnier

2018

http://pointcontemporain.com/portrait-artiste-caroline-kennerson/

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Le corps et l'esprit

 

De la rencontre avec l'oeuvre de Caroline Kennerson, persiste une sensation de continuité dans une quête de transformation de la matière par la couleur et par la forme. Une certaine idée du défi imposé à l'artiste, in extenso!

 

Il semblerait que la substance libérée par le murex inspire cette étonnante plasticienne qui trouve le plein épanouissement dans ses notes exigeantes. Le rouge est la contrainte qui doit forcément arriver un jour à l'artiste : Caroline, dans son oeuvre applique une méthodologie qui transgresse vers cette couleur difficile, une philosophie de substitution. L'émotion transcrite dans le brassage des carminées, élève la conscience vers la grande question : l'origine de la vie, ses différents cycles, son devenir - le grand mystère du vivant exploré.

 

Il me vient des images de Pina Bausch dans le Sacre du Printemps de Stravinsky.

 

 

Le corps, que la ballerine étire et malmène est de la même tonalité émotionnelle que celui qu’aborde Caroline dans ses propositions. La douleur est palpable, la fêlure, la déchirure, la fracture, autant d’ingrédients que le créateur offre à celui qui pansera d’un regard les plaies.

Caroline nous invite à décrypter la face cachée de ses oeuvres. L'inconnu la fascine et l'imagerie médicale est l' un de ses terrains de recherches.

 Elle explique que c'est le corps qui est venu vers elle. De cette évidence est née la nécessité. Elle expérimente sans cesse de nouvelles possibilities ; peinture, assemblage, emboîtements, hantée par le spectre de la répétition.

Interressée par la cuisine du peintre, elle élabore ses différents travaux avec passion et ne se refuse aucun défi; land art - conceptions de projets...

Inconditionnelle de la couleur pourpre, il semblerait qu'elle soit la digne héritière de cette " Garance qui fait parler le violoncelle " selon Elena Vieira de Silva.

Dans toutes ses déclinaisons, elle est aussi la couleur que Caroline KENNERSON offre à nos différentes interrogations, en nous enseignant tout simplement le dépassement de soi.

Quel que soit le support abordé : verre, papier,  bois,  toile, ou encore terre cuite, la sensibilité de ses réalisations touche au plus profond de l’être. Là ou la chair devient l’intime de l’œuvre, elle nous démontre que végétal et animal ne font qu’un et que de la finitude naîtra le commencement.

Aller vers l’origine, a écrit le poète. Aller vers l’évolution d’une œuvre pour que l’ineffable nous devienne familier.

 

Mylène VIGNON

 

 

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Biocénothèque

Que d'installations dans nos  corps

que de performances

à l'intérieur de nos  simples têtes

à l'intérieur desquelles
l'intérieur des choses même extérieures à notre tête

nous parviennent, sont stockées

Combien de cellules de moines plus petites que mon ongle

plus petites que le micron je renferme

Combien d'entre elles voyageant dans l'habitacle de ce corps ciselé, idéalement inquiétant, nous inquiètent  ; enzymes, bactéries, germes, alvéoles, nucléoles un peu folles

font de drôles de prières et se reproduisent en chaîne

partout dedans des milliards de petits dedans, petites unités encordées à flanc d'organes

Des qui en renferment d'autres en train d'éclore y compris des corps non désirés,

mais on ne gouverne rien on est totalement extérieur à l'intérieur de son corps

des globules, de la chair, des fluides des couleurs rosâtres ou verdâtres

ah si notre vanité se promenait un peu plus souvent à l'intérieur de notre corps

ça changerait un peu l'image qu'on a de soi

dedans c'est dégoûtant

dedans c'est ragoûtant

dedans c'est comme à la foire

c'est comme dans le train fantôme

des fibres de barbe à papa

des manèges de nerfs à vifs, des huiles de friture qui s'ennuient dans leurs roulements à billes

des îles organiques qui dérivent à leur guise

Ah çà la peau empêche que nous nous égarions

elle garde tout notre dedans si important comme pour une course en sac

La peau c'est la limite de ce domaine qui nous est chair

Milliards de mondes en nous si infiniment petits si petits

On en ignore presque tout comme si on ne voulait pas savoir

dedans ça ne me regarde pas

Alors il y a des spécialistes comme pour les sales boulots

D'ailleurs il faut toujours un nouveau microscope plus high-tech que le précédent pour s'approcher de nous

comme en amour

ah pourquoi vous dites ça ?

ça ne vous regarde pas, c'est personnel

je ne communique pas à mon employeur mes certificats sentimentaux

dedans partout on le sent bien c'est brasiers et combustions

des portes claquées, des coups de tonnerre, des coups du sort, des jus, des courants, des magmas, des concerts

oui des bruits :  j'ai déjà écouté le bruit du foie, le bruit que fait le foie quand il bruisse, le foie ? pas l'organe mystique, non, l'organe qui trinque quand on est triste : je ne voudrais pas vous inquiéter mais...

ça fait comme dans une musique de boîte de nuit-là dedans

Une belle aguicheuse aux bas de soie et aiguilles de talons pousse à la conso, faut voir ça sur la radiographie... Et puis elle se confie à vous en pleurnichant... pourquoi vous...

Elle l'hôtesse du foie, elle dit j'ai attrapé le mal de la rate,  mais non elle ne dit pas qu'elle a la rate qui se  dilate, vous en avez de drôles de références vraiment !

Là c'est du sérieux, c'est une maladie d'amour, pour un beau rat,

les maladies d'amour vous atteignent pour de bon comme les vraies !

Elle pense à son beau rat, lui Roméo, au balcon de son égout comme à Venise une odeur envoûtante de pipi dans des ruelles de bal masqué

tu vois un peu l'injustice, une odeur d'urine à Juvisy est une odeur de pisse

mais une odeur d'urine à Venise est un merveilleux souvenir …

Le corps n'est que contradiction quand ce n'est pas ponction lombaire ou maladie nosocomiale. Comment tout ce blanc dans les hôpitaux, tous ces néons blancs, toute cette brillance des linoléums aveuglants peuvent-ils être à ce point porteurs de germes pouilleux, grossiers et mal lavés et que nous n'en sachions rien...

C'est faux, maintenant, les blouses, souvent, elles sont bleues... comme une sorte de bleu sur la peau... C'est encore plus inquiétant...

 

On m'a passé au scanner tout l'intérieur du dedans comme si le télescope spatial Hubble  avait cherché des trucs aux confins de mon univers intime... Est-ce que je mets, moi, mon œil à l'oeilleton du trou de balle de mes voisins ? Ils ont même passé mon cerveau au scanner, au « crible », ça donne des images pas mal, mais ça fait peur, toute cette résonance magnétique qu'ils font résonner en vous... Mais alors, ils vont tout voir, tout savoir, tout de moi cartographié en couleurs : le triste, le beau, les projets que je nourris en secret... Je ne suis pas pour leur laisser voir mon cerveau... Et le droit à l'image alors, c'est mon cerveau quand même ?  Ils n'ont qu'à scanner le leur ! Radiographies, photographies, Lady D ça leur a pas suffi... ?

_ Laissez-vous aller, on ne va pas vous  faire de mal, ce n'est qu'une radio ... Depuis ces histoires de nucléaire les gens font bien des manières, comme si on avait besoin de ça …  Attention, 1, 2, 3, souriez,  le petit oiseau  Fukushima va sortir...

Quand le docteur a posé sa grosse tête rugueuse et sans cheveux sur le duvet blond de son féminin ventre oiseleur et chaud, il a entendu le chant de ses organes comme au premier matin du monde lui murmurant à l'oreille un secret défense ou pire  anticorps :  la naissance du monde, un nouvel apparu, se hissant dans la chair de sa mère, au milieu de cet ensemble d'organes hostiles car déjà bien en place, oui le ventre, un endroit où personne a priori  n'attend personne... un peu comme lorsqu'on remet en cause le traité de Schengen, qu'on refoule tout corps étranger à la frontière.

L'homme savant aux longues études et fines lunettes cerclées d'or  se met alors à pleurer d'émotion lui aussi. Oh quelle belle échographie d'être humain à venir comme il est mignon tout pixellisé  sur cet écran ...C'est qu'à l'adolescence sur cet écran il va y retourner fissa, comme pour y retrouver sa propre image subliminale … Ne cherchez plus pourquoi vos ados aiment tant  « docteur House »...

Dans nos corps, tant de beauté et de chagrin et de pitié à venir...

L'imagerie médicale est si romantique au fond !

Ensemble : Nous sommes des milliards, nous contenons des milliards d'autres, et d'autres milliards sont venus avant nous et sont repartis joyeux, sont-ils ces confettis au-dessus de nos têtes panseuses ces  milliards d'étoiles de shérif qui tournent sans arrêt dans le ciel sans fin et le ciel, milliards de kilomètres qui pullulent dans le bleu infini, ne rejoint jamais le fond de rien... Nous sommes des milliards, nous contenons des milliards d'autres, au-dessus de nos têtes panseuses des milliards d'étoiles de shérif tournent sans arrêt dans le ciel sans fin et le ciel, milliards de kilomètres qui pullulent dans le bleu infini, ne rejoint jamais le fond de rien : ou si

d'autres milliards et milliards de rien qui se reproduisent aussi

comme des milliards d'assiettes qu'on ferait tourner sur des bâtons au cirque de Moscou

des cellules souches ou bien

 

des souches d'arbres...

 

 

Jacques Dor

 

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« Le corps est l’extension de l’âme jusqu’aux extrémités du monde, jusqu’aux confins du soi, l’un dans l’autre intriqués et indistinctement distincts, étendue tendue jusqu’à se rompre. »

Jean-Luc Nancy, L’extension de l’âme

 

            Depuis 2000, Caroline Kennerson est engagée dans une pratique artistique qui questionne le corps ses secrets, ses fragilités, ses failles. Elle nous emmène alors dans un univers  pourpre, sanguin, charnel, qui génère autant d’attraction que de répulsion. Regardant l’intérieur mystérieux de notre corps, ces œuvres nous touchent. Au fil de ses recherches, elle a exploré différentes techniques ; partie de la peinture, elle s’est vite sentie limitée par ce support plan. Elle a alors réalisé des installations qui enveloppaient le spectateur et le mettaient au centre de l’œuvre, au cœur du corps. Le lieu, L’œuvre et le spectateur forment alors une trilogie qui permet une rencontre intime et forte qui génère des émotions et des sensations chez le spectateur. La sculpture, les performances, le travail in situ viennent diversifier ses pratiques en fonction des lieux ou de ce que l’œuvre cherche à dire. Figuratives ou abstraites, ces œuvres parlent toutes de nous, de ce qui nous constitue.

         Cherchant dans un premier temps à comprendre les secrets de la vie, de ce que l’on est à l’intérieur de la chair, ses œuvres ont petit à petit dérivé pour créer des formes de vie hybrides, entre végétaux et êtres de chair qui pointent du doigt les dérèglements de notre planète et les mutations rapides que nous subissons. D’un travail exclusivement centré sur la chair, les œuvres questionnent également le vivant sous sa forme végétale, mais aussi l’environnement qui nous abrite et les évolutions fantasmées de notre futur.

Pour ce qui est des installations et dessins récents, nous sommes transportés dans l’univers médical. Ces images nées de technologies de pointe : radiographie, IRM, scanner, microscope,… sont reproduites avec des médiums variés mais traditionnels : peinture, encre, crayon, feutre, ... Il y a alors confrontation entre ces deux technicités, mais également entre les ordres de grandeur (de l’échelle 1 au microscopique), les origines (humaine, animales, végétale). Les dessins se veulent très proches des images réelles, ils comportent des pièges, des écarts avec la réalité plus ou moins perceptibles. Les dessins sont installés en groupe et matérialisent ainsi un quasi portrait que l’on ne saurait qualifier mais qui interpelle le spectateur.

 

Si les œuvres apparaissent sous des formes visuelles bien différentes, à y regarder de plus près, elles sont pourtant bien proches. C’est ainsi la même histoire qui est contée : celle des mystères de la vie, de notre réalité physique profonde qui nous reste pourtant étrangère.
 

Caroline Kennerson

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